
Terrain de jeu de Makala, Slimka, Varnish ou Di-Meh, le label suisse Colors reste attaché à son indépendance.
Aux origines, il y a une passion commune pour le rap et toutes ses couleurs. Mais ce qui lie avant tout Théo Lacroix et Thibault Eigenmann, les deux fondateurs du label Colors,c’est surtout un appétit pour l’expérimentation. L’un est ingénieur du son, obsédé par les détails rythmiques, l’autre est DJ et écume les scènes genevoises, boulimique de musique et de découvertes. Tous deux ont un appétit pour ce qui ne rentre pas dans des cases, ce qui surprend, fait tendre une oreille et lever un sourcil. Il faut que le rap chatouille et bouscule. Avant de fonder Colors, Thibault et Théo baignaient dans l’effervescence rap toute relative de la Suisse, un pays où tout ou presque a été synonyme de qualité... mais pas d’exposition médiatique.
Même si la Suisse est une terre de hip-hop depuis 1991, tout reste à construire. Le groupe Sens Unik et le label Unik Records ont placé le pays sur la carte et tissé des liens avec la France dès le début des années 1990, puis Yvan "Peacemaker” Jacquemet, natif de Payerne et membre du collectif Double Pact, a produit entre 1995 et 2010 nombre de standards du rap français, de Sniper à Salif en passant par Ideal J, Nakk, Pit Baccardi, Diam’s, Sinik, Rohf... Malgré cela, la Suisse est resté un territoire confidentiel aux yeux du grand public francophone encore largement polarisé autour de l’axe Paris-Marseille. Dans les souterrains suisses des années 2000, la scène underground bouillonne pourtant et dans le sillage de petites structures, une scène funk et ragga se mêle aux soirées hip-hop pour former un patchwork d’influences semblable à aucun autre.

Par Carlos Leal
Dans ce contexte, Colors affiche ses ambitions dès sa création en 2009. Flanqués de Pink Flamingo (futur Varnish La Piscine), un producteur au nom aussi exotique que ses productions, Thibault et Théo cherchent à consolider leurs appuis. Basengo, OG BraX, puis Makala croisent leur route, et avec lui sa SuperWak Clique : Mairo, Slimka et Di-Meh, littéralement "l'équipe des super nuls". Leurs dégaines tranchent avec les canons du genre, tout comme leur attitude de loosers magnifiques sûrs de leurs talents. Leur musique ? Un chaos organisé, subtil mélange de rap, de pop, de disco et de funk aux influences rétro. Leur mode de pensée ? Ne jamais se soucier du regard ni des oreilles des autres.
Des clips aux productions, des flows aux textes tout est déstructuré, les concepts sont poussés dans leurs extrêmes et le rap explose. Pour preuve, le clip "Mystico" de Slimka, publié en janvier 2024 qui semble tout droit sorti d’un film de Tim Burton. Avec son ambiance gothique et ses personnages monstrueux, il montre le rappeur enfermé dans une cage comme une bête de foire, habillé d’un ensemble en métal sous d’immenses pics de cheveux qui ornent son visage.
"La façon dont on a grandi, les musiques qu’on a écoutées… tout est différent de l’hexagone", révélait Slimka dans une interview pour Views en février 2024. "Même sans le vouloir [...] on produit une autre musique et c’est ce qui fait notre force".
La version suisse d'Outkast ?
Chez Colors, c’est la radicalité qui prime. Et surtout, ne rien s’interdire. Thibault, Théo, et Oumar Touré, un proche qui leur permet de passer un cap dans leur présence scénique et qui manage Varnish, ont fait de la liberté artistique leur cheval de bataille. De la conception des albums à la promotion, leurs artistes sont encouragés à ne faire que ce que leur instinct leur dicte. S’amorce alors une collaboration qui, dans la philosophie de travail et la dimension géographique, se rapproche de celle de la Dungeon Family. Ce collectif de producteurs (les Organized Noize) et de groupes (Outkast et Goodie Mob) qui, dans les années quatre vingt-dix, concocte au soul-sol d’une maison de la banlieue d’Atlanta un rap parfois loufoque, puis finira par imposer le Sud à un moment où les yeux étaient tournés vers l’Est et l’Ouest. Comme Colors, la Dungeon Family fait office d’outsiders issus d’un territoire lointain, que l’industrie regarde avec un semblant de mépris.

Makala - Hotel Yotsuya par Exit Void
Difficile cependant de sortir la tête de l’eau en nageant à contre-courant. L’éclosion est lente et passe avant tout par les scènes locales, que les rappeurs du label brûlent systématiquement. Alors que les premiers titres de Makala, produits par Varnish La Piscine, commencent dès 2013 à attirer les oreilles curieuses, les rappeurs du label se construisent une réputation de bêtes de scène qui ne les quittera plus. A tel point que Rowjay, une des figures de proue du rap québécois affirme que Slimka et Makala font aujourd’hui partie des meilleurs artistes sur scène au monde.
Finalement, la reconnaissance ne tarde pas à venir, d’abord en Europe puis aux Etats-Unis. Pharrell Williams partage en effet une session studio avec Varnish et Tyler the Creator en diffusant sur son compte Instagram le titre du suisse, Ring Island : c'est l’adoubement ultime ainsi qu'une belle métaphore de l’histoire d’un label qui a fait confiance au temps et à l’indépendance pour s’imposer selon ses propres termes.
Pour autant, l'audace de la scène suisse ne s’arrête pas au label Colors : de l’autre côté du spectre, Ike Ortiz, par ailleurs collaborateur de Makala, Slimka et Varnish redéfinit les contours de ce à quoi un chanteur de R n'B peut ressembler : avec Maudit Beau, un EP produit par le duo Satyvah (The Astronote et AAyhasis), Ike livrait en juin 2023 un OVNI qu’il décrit à la fois comme un film d’horreur, une comédie romantique et un thriller. Début 2025, Mairo dévoilait LA FIEV, un premier album salué par la critique, tandis que les producteurs Luzi et Dar derrière GRANDBAZAAR signent à la même période 4 titres sur le très bon PLAZA HOTEL de Veust. Slimka, lui, multiplie les apparitions tandis que Makala vient de faire un retour explosif avec HOTEL YOTSUYA, single de très haut vol, toujours produit par Varnish La Piscine, continuant à jouer les trouble-fêtes avec toute l'extravagance et la radicalité propre au label.

@Xtrmslimka
De passage dans Le Code Review, de Mehdi Maïzi, Sandra Gomes et Raphaël Da Cruz sur Apple Music, Thibault Eigenmann avouait cependant au début de l'année 2024 que l’économie du label demeurait fragile. Malgré les tournées qui affichent complet et la signature de Varnish chez Ed Banger label historique de la French touch qui a lancé les Daft Punk et Justice, les années futures sont pour le label celles d’un changement de dimension. Colors arrivait, en 2024, à une étape clé de son développement, solide sur ses appuis grâce à des années d’expérience mais conscient que la concurrence est rude et qu’il faut passer un cap en termes d’impact médiatique et commercial. Paris qui semble réussi pour le label : avec le retour de sa tête d’affiche Makala, le label entame une collaboration avec la major Capitol et annonce en même temps un zénith pour la fin de l’année prochaine. Malgré les turbulences et les doutes, Thibault Eigenmann reste serein, et ne peut que voir un horizon dégagé s’ouvrir devant ses artistes. 2026, l'année de l’explosion pour la scène rouge et blanche ?




