
Né sur l’île de la Dominique dans les années 80, ce genre hybride symbole de fête et profondément culturel, s'est aujourd’hui exporté en Guadeloupe, au sein des communautés antillaises de la métropole et à l’international. Pourtant, les artistes caribéens restent peu médiatisés dans l’Hexagone. Les symptômes d’une industrie qui manque encore de moyens et de reconnaissance.
« Quand la musique commence, le public s’y reconnaît », soutient Derick “Rah” Peters dans une interview donnée à la division culturelle dominiquaise, en 2020. « C’est de ça dont il s’agit. » Rah connaît bien le genre musical qu’il évoque. Le chanteur, batteur et compositeur a participé à sa création trente ans plus tôt, en 1987, au sein du groupe Windward Caribbean Kulture (WCK). Ces jeunes artistes lui trouveront rapidement un nom, inspiré d’une spécialité culinaire caribéenne : le bouyon. Un plat typique des Caraïbes, à base de poissons marinés cuits au court-bouillon dans une cocotte remplie d’épices et d’ingrédients divers. Une façon d’exprimer l’essence même de cette musique, qui consiste en une fusion des sons traditionnels de la Dominique et ses alentours : le cadence-lypso, le zouk, le bèlè, la soca, les percussions de lapo kabwit ou encore les très typiques accordéons du jing ping.
Sans frontières ni limites
À ces éléments s’en adjoignent d’autres, plus modernes. Des lignes de basse profondes, l’usage de synthétiseurs, et surtout un rythme rapide qui tourne autour des 160 BPM, soit autant que la drum and bass et la hard techno, entre autres. L’usage de synthétiseurs en particulier se popularise au fil du temps et de l’évolution du genre, avec des groupes comme Triple Kay - qui contribuent à faire du bouyon une véritable party music, incontournable en soirée ou lors du carnaval. Et pas seulement à la Dominique. « Les liens entre cette île et la Guadeloupe sont forts, avec des migrations importantes de Dominiquais vers la Guadeloupe, explique Valérie-Ann Edmond Mariette, doctorante en histoire à l’Université des Antilles. C’est là que le bouyon arrive et est tout de suite apprécié, adapté et désiré par les artistes guadeloupéens. Il y a une véritable hybridation, jusque dans les familles, qui fait que ce genre résonne. C’est une rencontre qui fait que deux courants de bouyon coexistent et s’inspirent l’un l’autre. »
Si le bouyon prend racine à la fin des années 80, sa pérambulation et ses interactions culturelles l'amènent donc à muter avec les générations, vers des artistes comme Holly G, Litleboy, 1T1, Ridge et son nasty business ou Ricky Bishop et son #newbouyon. Plus de samples et d’éléments électroniques, mais aussi des paroles plus crues et sensuelles. « J’y ai été familiarisée dès le collège, et c’était très mal vu, sourit Yu Meï. À l’époque, on l’écoutait parce que c’était underground, un peu “interdit” par les familles. Et quand on est jeune, on aime les interdits. » L’artiste d’origine guadeloupéenne évolue elle-même dans le bouyon depuis un peu plus de cinq ans, et revendique son droit à parler de sexualité et de plaisir.
"Ça me fait plaisir de voir de belles fleurs éclore, des femmes qui se libèrent ! » Le tout en créole, un choix de sa part mais également une facilité : « Il y a un rythme dans le créole, le son des mots est plus percutant. C’est plus facile pour moi de m’exprimer."
Les artistes bouyon caribéens, invisibles dans les médias ?
Yu Meï est installée à Paris depuis 2015 et a commencé la musique là-bas. Selon elle, beaucoup d’artistes antillais finissent par se tourner vers la métropole pour se développer. « Il y a un vrai travail éducatif, de formation à faire auprès des artistes antillais pour que chacun comprenne de quoi il en retourne, insiste Yu Meï. Aux Antilles, avant 2020, on n’avait pas les mêmes avantages qu’en France métropolitaine. Kalash a fait un grand pont pour nous. » En septembre 2021, après une lutte de longue haleine menée par le rappeur, l’association Hit Lokal et le député guyanais Lénaïck Adam, Kalash annonce en effet que Spotify sera enfin disponible dans l’ensemble des territoires des Caraïbes. Un moyen pour les artistes de décupler leur visibilité et leurs revenus grâce aux streams. Mais selon Emmanuel Foucan (dit “Shorty”), fondateur du média Loxymore dédié aux cultures urbaines caribéennes, les avancées de ces dernières années ne suffisent pas à rendre visible les artistes caribéens dans l’Hexagone.
"Les artistes bouyon qui ont du succès aux Antilles sont représentés en métropole, mais dans les soirées antillaises, précise-t-il. Tant que ce n’est pas reconnu par Paris, où il y a les professionnels, les médias, les maisons de disque, c’est considéré comme “niché”. Pourtant, certains font des millions et des millions de vues. S’ils étaient parisiens, ils seraient immédiatement signés et présentés comme des révélations. Ils n’ont pas percé cette bulle."
Fin 2024, un titre aux sonorités bouyon explose sur le réseau social TikTok en étant repris dans près de 300 000 vidéos. Il s’agit de “KONGOLESE SOUS BBL”, de la chanteuse franco-congolaise Theodora. En deux mois, il se hisse dans le top 3 Viral Spotify Monde. Aujourd’hui, le clip cumule plus de 17 millions de vues sur YouTube et le morceau a été certifié single de platine. Bien loin de lui reprocher la création de ce morceau ou son succès, une partie des retours s’étonne de voir autant de médias s’emparer du phénomène. « C’est quand une artiste parisienne propose du bouyon que ça intéresse, regrette Shorty. Tout le monde se moque de savoir si Théodora est congolaise, japonaise ou américaine. C’est simplement la peur qu’il y ait une invisibilisation des artistes qui ont popularisé ce genre. » « On se pose forcément des questions, ajoute Yu Meï. Les maisons de disques s’intéressent aux Caraïbes, on influence beaucoup d’artistes, alors pourquoi ne parle-t-on pas de nous ? Ces questions sont légitimes pour moi, sans animosité. Quel est le problème avec notre identité ? »
Dans l’Hexagone, les séquelles du colonialisme
Pour Valérie-Ann Edmond Mariette, doctorante en histoire à l’Université des Antilles, une partie de la réponse se trouve dans les héritages coloniaux et racistes du regard européen. L’experte, qui a notamment travaillé sur le son des mémoires de l’esclavage et les liens entre musique et politique aux Antilles, revient sur un article du média Le Parisien publié en mars 2024 et qui qualifie le bouyon de « danse sulfureuse » qui « mime l’acte sexuel ». « On est dans une vision à la fois érotisante des corps noirs et à la fois exotisante, qui est complètement liée à l’imaginaire colonial et esclavagiste, analyse Valérie-Ann. Ce même prisme de lecture se répète dans le temps sans jamais être interrogé ni déconstruit. » Par ailleurs, si les musiques de la Caraïbe insulaire sont souvent des musiques qui se dansent, en élaborer une est tout sauf simple.
"Il y a des rythmes, des séquences, une vitesse qu’on choisit d’utiliser. Des choix sont faits qui fonctionnent ou ne fonctionnent pas, et quand ils ne fonctionnent pas, personne ne danse dessus."
Ce regard porté par la France hexagonale sur les musiques des Caraïbes se ressent jusque dans les parcours de certains artistes, comme pour le zouk. En 2023, une vidéo de Dadju extraite du Planète Rap spécial Aya Nakamura diffusé en juin 2017 refait surface. Dessus, le chanteur affirme : « Je déteste le zouk. » « Aya assume ses influences et ses références zouk, se souvient Shorty. Dadju en revanche, est gêné. Il a beaucoup de succès zouk, des morceaux à finitions compas, mais il dit d’Aya que ce n’est pas une zoukeuse parce que c’est péjoratif pour lui. » Dans la continuité de ce système, le zouk lui-même se défait progressivement de son identité, requalifié par médias et plateformes de “pop urbaine”. Keros-N, rappeur et chanteur dancehall, s’inquiète que le même sort soit réservé au bouyon.
"C’est une peur que notre bouyon soit repris par tout le monde et qu’à la fin, ça s’appelle “électro-fun” ou un truc comme ça", exprimait-il sur Mouv’ en décembre dernier.
Quant au microcosme parisien qui choisit quotidiennement quels artistes seront mis en lumière, Valérie-Ann conseille de ne pas trop s’y attarder. « La problématique est l’exclusif colonial, qui se traduit par ce mouvement où tout doit passer par la métropole. En réalité, il n’y a pas que Paris et il n’y a pas que la France. »
Partout et pour tous
En effet, si le bouyon est peu mis en avant dans les médias hexagonaux, le genre ne cesse de se ramifier - au rythme de la multiplication de ses artistes - en Europe, en Afrique ou encore aux États-Unis. Naomi Green a grandi à la Dominique et habite aujourd’hui en Guadeloupe, où elle travaille en tant qu’agent de booking et manager pour lier les traditions musicales de la Caraïbe avec la scène internationale. Elle représente notamment et depuis de longues années les très célèbres Triple Kay, mais aussi des artistes plus récents mais prometteurs, comme Ridge. Pour elle, ça ne fait aucun doute : « Le cri du bouyon se fait entendre partout et par toutes les générations. » Naomi évoque le Caribbean Music Awards, une cérémonie de récompense des talents caribéens prenant place dans un théâtre historique de l’arrondissement de Brooklyn, à New-York.
"Je me suis battue pour que la deuxième édition comprenne une catégorie bouyon, comme elle comprend une catégorie socca, reggae ou compas. Ridge a remporté le prix Bouyon Artiste of the Year."
La manager met en revanche elle aussi l’accent sur le manque de moyens de l’industrie, particulièrement à la Dominique, d’où vient le bouyon. « Il y a très peu de structures dans des pays comme la Dominique ou Sainte-Lucie, les îles anglophones. Nous avons bien plus de moyens en Guadeloupe et en Martinique, même si ce n’est pas encore ça. » Si Naomi certifie que le bouyon dominiquais s’exporte avec succès, elle ironise : « Ça se passe toujours mieux dans les mégalopoles que dans les petites îles. » Une problématique substantielle dont il faut absolument que « les différents gouvernements » se saisissent.
"La Dominique a besoin d’une organisation culturelle, de moyens logistiques et techniques au pays. Les années 2025 et 2026 vont être celles du bouyon !"


