Le bitume avec une plume

Le bitume avec une plume

8 octobre 2025

par Maxime Delcourt

par Maxime Delcourt

par Maxime Delcourt

Communication design in the Agency is already here

En une décennie, le rap s'est fait une place de choix dans les rayons des librairies. Longtemps relégué au fond des librairies ou destiné au public anglo-saxon, le rap séduit aujourd’hui les maisons d’édition qui décortiquent le genre sous toutes ses formes : biographies, essais, beaux-livres, enquêtes... Simple tendance ou signe d’un milieu littéraire qui regarde désormais dans la bonne direction ?


C’est une idée qui aurait pu rester sans lendemain, comme tant d’autres. Mahir Guven, heureusement, n’est pas du genre à tergiverser. À 33 ans, le cofondateur du journal Le 1, compte bien aller au bout de son projet, une certitude en tête : "L’écriture rap n’a aucune raison d’être considérée comme un sous-genre littéraire". En septembre 2019, lorsqu’il rejoint la prestigieuse maison d’édition Jean-Claude Lattès, Mahir Guven a donc un plan. Mieux, il a désormais une structure, La Grenade, un label d’édition fondé ses soins dans l’idée d’offrir un espace d’expression à « une nouvelle vague d’auteurs lassés de Flammarion et Hachette ». Cinq ans plus tard, le Parisien a un agenda bien rempli et la certitude de “réparer les choses”. Il poursuit :

"En cinq ans, on a tout de même publié 40 bouquins, dont des premiers romans et des sujets liés au rap".

Parmi ces titres, on trouve des livres grand public (Orelsan - Dictionnaire critique), des reportages historiques (Boulogne, une école du rap français, “le genre de projet qui nourrit un catalogue et fait émerger un sujet impossible à publier ailleurs”) et des livres de rappeurs (Oxmo Puccino, Kohndo).

"Rien à envier à Marivaux, rien à envier à Voltaire"

Si La Grenade rencontre un franc succès, la structure compte environ 30 000 ventes par an pour 8 à 10 ouvrages, ce n’est pas uniquement grâce à sa qualité éditoriale. C’est aussi parce que l’époque s’y prête. À l'inverse des années 2000 et du début des années 2010, où les maisons d'édition mettaient uniquement du respect sur le nom des stars du rap (Akhenaton, Sexion d'Assaut, Kery James, Diam's, La Fouine, dont les biographies sont parfois écrites par des journalistes ghostwriters), la dernière décennie voit naître des projets par dizaine : des maisons indépendantes se développent, chez qui les acteurs du mouvement prennent plaisir à se raconter (Sako chez Ramsay, Pone chez La Grenade et Kamal Haussmann chez Time Bomb) ou à s’épancher sur d’autres sujets (Lucio Bukowski publie Bandes originales et cinéma de genre chez Le Mot et le reste). De leur côté, des institutions saluent les ouvrages d’artistes biberonnés au rap (Petit pays de Gaël Faye, prix Goncourt des lycées en 2016). 

"Pendant longtemps, on a naïvement pensé que le public rap n’achetait pas de bouquin, le fait de pouvoir s’appuyer sur des journalistes, des écrivains ou des éditeurs élevés au rap, forcément, ça change la donne." regrette Ouafa Mameche Belabbes, à la tête des éditions Faces Cachées. 

Quant aux maisons d’édition généralistes, alertées par les belles ventes de certains ouvrages, elles participent chaque année un peu plus à cet engouement général.

Ces derniers mois, les librairies ont ainsi accueilli des nombreux livres dédiés au rap : 1990-1999 : une décennie de rap français de l'Abcdr du son, Les routes du rap - une cartographie du son de Yerim SarDaymolition raconte le rap françaisÀ l'ammoniaque : rap, trap et littérature de Bettina GhioÀ qui profite le sale ? de Benjamin Weill, ou encore Les OFF de David Delaplace. Hors des clous, citons également La disparition de Freeze Corleone, distribué librement en ligne avant d'être édité par le rappeur lui-même et disponible sur son site internet.

"Il y a encore une forme de snobisme autour de ces sujets. Paraîtrait qu’ils sont réservés à une niche…" (Mahir Guven, La Grenade)

Le bitume avec une plume

On retrouve cette multiplicité des formats et des points de vue, du côté des maisons d’édition : quand Faces Cachées publie des récits autobiographiques (Manu Key, Driver, Sinik), OmaxBooks traduit des ouvrages d’artistes américains (Rick Ross, 50 Cent, Common), tandis que Le Mot et le Reste édite autant des anthologies et des biographies (Kendrick Lamar, 2Pac) que des analyses critiques, Audimat opte pour des recueils d’analyses et des essais pointus (L'enfer sur terre - Une décennie de rap fiction). “On était inquiet au moment de publier Trap, en 2020, rembobine Guillaume Heuguet, cofondateur d’Audimat. C’était notre premier livre, on savait le public rap très exigeant alors on a décidé de faire écrire des journalistes qui vivent cette musique à 100%.” 

Afin de couvrir les frais engagés par l'auteur pour ses recherches, Audimat fait également partie des rares maisons d’édition à proposer une avance, comprise entre 1 000 et 2 000 euros. Au Mot et le Reste, le mode de fonctionnement est différent, l’auteur ayant le droit à une prime à la publication (autour de 750 euros), ainsi qu’à 8% de chaque vente en librairie. 

“Au-delà de l’aspect financier, le format livre permet d’aborder des thématiques sans doute impossibles à traiter dans les médias”, précise Naomi Clément, persuadée que les interviews réalisées pour Femmes de rap (autour de 20 000 signes par entretien) n’auraient pas pu voir le jour dans la presse magazine. 

“Il y a sans doute encore une forme de snobisme autour de ces sujets, poursuit Mahir Guven. Paraîtrait qu’ils sont réservés à une niche…”

Niche ta mère !

Les chiffres de ventes tendent pourtant à prouver l’inverse. Les liens sacrés de Manu Key ? Écoulé à 4 500 exemplaires. Les livres d’OmaxBooks ? 20 000 exemplaires vendus pour un total de 5 ouvrages. J’étais là : 30 ans au cœur du rap de Driver ? Réédité en poche. Trap ? 3 000 exemplaires écoulés. Quant aux rencontres avec les auteurs organisées par La Grenade, elles réunissent parfois jusqu’à 400 personnes.

“Si les livres sur le rap sont une niche, alors c’est une belle niche, pose fièrement Ouafa Mameche Belabbes. Plutôt que d’aller chercher un gros chèque ailleurs, certains rappeurs comme Sinik préfèrent travailler avec nous parce qu’ils savent qu’un public nous suit, s’engage et se déplacera aux rencontres. Ils sont sensibles à cette proximité que l’on a avec le rap.”

Est-ce également le signe d’une prise de conscience globale ? La certitude de pouvoir enfin traiter le rap avec sérieux, comme le rock ou la chanson ? Alexis Onestas, fondateur d'OmaxBooks, veut y croire : 

“Cette tendance s’inscrit dans la même dynamique que celle des labels indépendants qui ont toujours joué un rôle essentiel dans la diffusion du rap. OmaxBooks, Faces Cachées, Le Mot et le Reste : on est tous là pour faire entendre d’autres voix, raconter d’autres récits”.



Texte par Maxime Delcourt
Avec les interventions de Ouafa Mamèche Belabbes, Mahir Guven, Guillaume Heuguet
Communication design in the Agency is already here

En une décennie, le rap s'est fait une place de choix dans les rayons des librairies. Longtemps relégué au fond des librairies ou destiné au public anglo-saxon, le rap séduit aujourd’hui les maisons d’édition qui décortiquent le genre sous toutes ses formes : biographies, essais, beaux-livres, enquêtes... Simple tendance ou signe d’un milieu littéraire qui regarde désormais dans la bonne direction ?


C’est une idée qui aurait pu rester sans lendemain, comme tant d’autres. Mahir Guven, heureusement, n’est pas du genre à tergiverser. À 33 ans, le cofondateur du journal Le 1, compte bien aller au bout de son projet, une certitude en tête : "L’écriture rap n’a aucune raison d’être considérée comme un sous-genre littéraire". En septembre 2019, lorsqu’il rejoint la prestigieuse maison d’édition Jean-Claude Lattès, Mahir Guven a donc un plan. Mieux, il a désormais une structure, La Grenade, un label d’édition fondé ses soins dans l’idée d’offrir un espace d’expression à « une nouvelle vague d’auteurs lassés de Flammarion et Hachette ». Cinq ans plus tard, le Parisien a un agenda bien rempli et la certitude de “réparer les choses”. Il poursuit :

"En cinq ans, on a tout de même publié 40 bouquins, dont des premiers romans et des sujets liés au rap".

Parmi ces titres, on trouve des livres grand public (Orelsan - Dictionnaire critique), des reportages historiques (Boulogne, une école du rap français, “le genre de projet qui nourrit un catalogue et fait émerger un sujet impossible à publier ailleurs”) et des livres de rappeurs (Oxmo Puccino, Kohndo).

"Rien à envier à Marivaux, rien à envier à Voltaire"

Si La Grenade rencontre un franc succès, la structure compte environ 30 000 ventes par an pour 8 à 10 ouvrages, ce n’est pas uniquement grâce à sa qualité éditoriale. C’est aussi parce que l’époque s’y prête. À l'inverse des années 2000 et du début des années 2010, où les maisons d'édition mettaient uniquement du respect sur le nom des stars du rap (Akhenaton, Sexion d'Assaut, Kery James, Diam's, La Fouine, dont les biographies sont parfois écrites par des journalistes ghostwriters), la dernière décennie voit naître des projets par dizaine : des maisons indépendantes se développent, chez qui les acteurs du mouvement prennent plaisir à se raconter (Sako chez Ramsay, Pone chez La Grenade et Kamal Haussmann chez Time Bomb) ou à s’épancher sur d’autres sujets (Lucio Bukowski publie Bandes originales et cinéma de genre chez Le Mot et le reste). De leur côté, des institutions saluent les ouvrages d’artistes biberonnés au rap (Petit pays de Gaël Faye, prix Goncourt des lycées en 2016). 

"Pendant longtemps, on a naïvement pensé que le public rap n’achetait pas de bouquin, le fait de pouvoir s’appuyer sur des journalistes, des écrivains ou des éditeurs élevés au rap, forcément, ça change la donne." regrette Ouafa Mameche Belabbes, à la tête des éditions Faces Cachées. 

Quant aux maisons d’édition généralistes, alertées par les belles ventes de certains ouvrages, elles participent chaque année un peu plus à cet engouement général.

Ces derniers mois, les librairies ont ainsi accueilli des nombreux livres dédiés au rap : 1990-1999 : une décennie de rap français de l'Abcdr du son, Les routes du rap - une cartographie du son de Yerim SarDaymolition raconte le rap françaisÀ l'ammoniaque : rap, trap et littérature de Bettina GhioÀ qui profite le sale ? de Benjamin Weill, ou encore Les OFF de David Delaplace. Hors des clous, citons également La disparition de Freeze Corleone, distribué librement en ligne avant d'être édité par le rappeur lui-même et disponible sur son site internet.

"Il y a encore une forme de snobisme autour de ces sujets. Paraîtrait qu’ils sont réservés à une niche…" (Mahir Guven, La Grenade)

Le bitume avec une plume

On retrouve cette multiplicité des formats et des points de vue, du côté des maisons d’édition : quand Faces Cachées publie des récits autobiographiques (Manu Key, Driver, Sinik), OmaxBooks traduit des ouvrages d’artistes américains (Rick Ross, 50 Cent, Common), tandis que Le Mot et le Reste édite autant des anthologies et des biographies (Kendrick Lamar, 2Pac) que des analyses critiques, Audimat opte pour des recueils d’analyses et des essais pointus (L'enfer sur terre - Une décennie de rap fiction). “On était inquiet au moment de publier Trap, en 2020, rembobine Guillaume Heuguet, cofondateur d’Audimat. C’était notre premier livre, on savait le public rap très exigeant alors on a décidé de faire écrire des journalistes qui vivent cette musique à 100%.” 

Afin de couvrir les frais engagés par l'auteur pour ses recherches, Audimat fait également partie des rares maisons d’édition à proposer une avance, comprise entre 1 000 et 2 000 euros. Au Mot et le Reste, le mode de fonctionnement est différent, l’auteur ayant le droit à une prime à la publication (autour de 750 euros), ainsi qu’à 8% de chaque vente en librairie. 

“Au-delà de l’aspect financier, le format livre permet d’aborder des thématiques sans doute impossibles à traiter dans les médias”, précise Naomi Clément, persuadée que les interviews réalisées pour Femmes de rap (autour de 20 000 signes par entretien) n’auraient pas pu voir le jour dans la presse magazine. 

“Il y a sans doute encore une forme de snobisme autour de ces sujets, poursuit Mahir Guven. Paraîtrait qu’ils sont réservés à une niche…”

Niche ta mère !

Les chiffres de ventes tendent pourtant à prouver l’inverse. Les liens sacrés de Manu Key ? Écoulé à 4 500 exemplaires. Les livres d’OmaxBooks ? 20 000 exemplaires vendus pour un total de 5 ouvrages. J’étais là : 30 ans au cœur du rap de Driver ? Réédité en poche. Trap ? 3 000 exemplaires écoulés. Quant aux rencontres avec les auteurs organisées par La Grenade, elles réunissent parfois jusqu’à 400 personnes.

“Si les livres sur le rap sont une niche, alors c’est une belle niche, pose fièrement Ouafa Mameche Belabbes. Plutôt que d’aller chercher un gros chèque ailleurs, certains rappeurs comme Sinik préfèrent travailler avec nous parce qu’ils savent qu’un public nous suit, s’engage et se déplacera aux rencontres. Ils sont sensibles à cette proximité que l’on a avec le rap.”

Est-ce également le signe d’une prise de conscience globale ? La certitude de pouvoir enfin traiter le rap avec sérieux, comme le rock ou la chanson ? Alexis Onestas, fondateur d'OmaxBooks, veut y croire : 

“Cette tendance s’inscrit dans la même dynamique que celle des labels indépendants qui ont toujours joué un rôle essentiel dans la diffusion du rap. OmaxBooks, Faces Cachées, Le Mot et le Reste : on est tous là pour faire entendre d’autres voix, raconter d’autres récits”.



Texte par Maxime Delcourt
Avec les interventions de Ouafa Mamèche Belabbes, Mahir Guven, Guillaume Heuguet

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