Reprises : le grand tabou du rap français ?

Reprises : le grand tabou du rap français ?

8 octobre 2025

par Maxime Delcourt

par Maxime Delcourt

par Maxime Delcourt

“Aucune chance qu’un jeune rappeur débarque demain avec, comme premier single, une reprise de Booba ou d’IAM.” - A2H

Récurrent, voire même plébiscité dans la pop ou le rock, l’exercice de la reprise peine à se faire une place au sein du rap. Parce que les textes des rappeurs sont avant tout portés sur la mise en scène de soi et les confessions intimes ? Peut-être. Ou parce que personne n’a encore osé faire une clé de bras à cette règle tacite, à ce sujet devenu tabou ? 

Le 22 avril 2005, le Zénith de Paris affiche complet. Logique : ce soir-là, Kool Shen est censé donner l'un de ses derniers concerts. C'est du moins ce qu'il laisse supposer, que ce soit en interview ou via le titre de son album solo, Dernier Round, paru quelques mois plus tôt. Pour cela, la partie sombre du Nique Ta Mère décide de marquer le coup, et invite Sinik et Kery James à venir interpréter respectivement les deuxièmes et troisièmes couplets de That's My People. Évidemment, c’est l’euphorie. Parce que les trois rappeurs figurent parmi les plus grandes stars que le rap des années 2000 a en réserve. Parce que That’s My People est un classique. Et parce que ce genre d’exercice est alors très rare, voire presque tabou. « C’est vrai que la reprise est plutôt mal vu dans le rap », confirme A2H, malgré tout conscient du paradoxe qui pointe là le bout de son nez.

« C’est sûr que ça peut paraître étonnant, dans le sens où le rap, via le sampling et les scratchs, est entièrement basé sur l’idée de l’emprunt. C’est pourtant là la réalité : le rap est tellement dans l’incarnation, dans la mise en avant d’un propos personnel et intime qu’il est impossible de s’approprier les mots d’un autre. »

Kool Shen, Sinik & Kerry James That's My People Live

En 2022, l’auteur de Rédemption s’est toutefois prêté à l’exercice. C’était dans le cadre de l’émission Fanzine, sur YouTube, lors de laquelle on peut le voir reprendre Karma Police de Radiohead, Je t’aime de ouf de Wejdene et… That’s My People de NTM. « Pour moi, c’est un monument de la pop culture, l’équivalent d’un morceau de Francis Cabrel, typiquement le genre de titres emblématiques que les artistes rappent avec plaisir », explique A2H. De là à prolonger l’expérience et à faire figurer cette reprise sur un de ses albums ? Aucune chance :

"La particularité de cette reprise, c’est qu’elle se fait dans un contexte, dans le cadre d’une émission qui a pour but d’encourager les artistes à reprendre des morceaux ayant marqué leur parcours artistique.” 

UN EXERCICE STYLE

Avant et après A2H, d’autres rappeurs invités dans Fanzine se sont également prêtés à l’exercice : Zed Yun Pavarotti a repris Booba, Youv Dee a revisité un morceau de Damso, MC Solaar a osé s’aventurer sur les terres de Gazo, tandis que Medine et Sopico se sont appropriés des chansons de Jul et Uzi. En 2020, Oxmo Puccino créait même la surprise en reprenant RR 9.1 de Koba LaD le temps d’une vidéo cumulant près de 700 000 vues. Est-ce là le signe que les mentalités évoluent, qu’une nouvelle génération d’auditeurs se montrent prêts à entendre leurs artistes préférés faire des infidélités aux règles établies ? Pas vraiment. Un espace de liberté supplémentaire au sein d’un genre musical longtemps hostile à l’exercice de la cover ? Pas vraiment non plus. "J’ai l’impression que ça reste encore un exercice de style", croit savoir A2H. « Aucune chance qu’un jeune rappeur débarque demain avec, comme premier single, une reprise de Booba ou d’IAM. Tout le monde lui tomberait dessus ! ». À écouter Paname Boss, pas sûr que La Fouine partage le même sentiment :

“Tes disques ne se vendent pas : fait des reprises de mes tubes”.

Fanzine : A2H reprend NTM, Radiohead, Wejdene et son titre "Blues" avec Waxx & C.Cole

Historiquement, quelques projets permettent toutefois de nuancer l’avis général : quand K.Ommando Toxic entreprend en 2005 de s’approprier différents classiques du rap français sur Retour vers le futur, la compilation Affaire de famille convie des grands noms du rap hexagonal (Nekfeu, Youssoupha, Orelsan) à revisiter le catalogue du Secteur Ä ; tandis que Dinos rend hommage à Nubi en s’accaparant deux phrases de Mack Le Bizz, ainsi que le gimmick du refrain, sur Mack Le Bizz Freestyle, l’émission d’Arte French Game offre la possibilité à des rappeurs français de reprendre des standards de leur choix. Ainsi, on entend Jazzy Bazz donner sa version de Peur noire d’Oxmo Puccino, Loveni offrir un coup de lifting à Dans le club de TTC ou Nelick proposer une nouvelle version de Bloqués des Casseurs Flowters. Pensons également à Hatik qui s’accapare volontiers le refrain de Angela du Saïan Supa Crew sur un single du même nom. « Là, il faut préciser qu’il reprend la partie chantée d’un morceau qui est quand même plus redevable au zouk qu’au rap » rétorque A2H.

"Ce qu’il se réapproprie, c’est la mélodie du refrain de Sir Samuel, pas le couplet rap de Vicelow."

LES TEMPS CHANGENT

Se réapproprier le morceau d’un autre rappeur ne serait donc possible que dans le cadre d’une émission spécialisée, ou via des scratchs, breaks et samples qui tiennent finalement plus de l’hommage que de la reprise ? Saint DX refuse d’y croire. Pour lui, qui officie dans la pop tout en ayant un pied dans le rap depuis sa participation à l’enregistrement de QALF de Damso, ce serait là "se priver d’un exercice d’interprétation incroyable”. Il poursuit : “Personnellement, je trouve ça hyper inspirant de chanter les mots de quelqu’un d’autre. Je dirais même que c’est très libérateur sur le plan créatif. Cela dit, je dois admettre qu’il me paraît plus facile de reprendre des morceaux pop, où les mélodies sont davantage mises en avant, où le propos est peut-être plus universel, moins intime. Sans parler du flow des rappeurs, pas toujours facile à appréhender…”

Pour Saint DX, il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la majorité des reprises des classiques du rap soient faites par des artistes pop, comme le cas de Ma Benz, morceau de NTM repris par Brigitte, entre autres. Ce serait là le signe d’un genre musical qui privilégie une certaine forme d’incarnation, un lien personnel avec le texte, sans pour autant s’interdire les hommages. À l’image de La lettre pt.2 de Caballero & JeanJass, qui s’inscrit dans l’héritage du morceau culte de Lunatic, en respecte les codes tout en l’amenant vers un autre univers, entre nostalgie et humour.  

Très bien, mais cela ne peut-il pas changer ? 34 ans après la naissance commerciale du rap français avec la compilation Rapattitude, le genre ne contient-il pas aujourd’hui assez de classiques pour se permettre de les faire revivre, autrement, via d’autres propositions, plutôt que d’aller puiser ses recettes dans une variété qui n’a jamais cherché à rendre la pareille, comme l’illustre bien la reprise de Ces soirées-là de Yannick par Heuss L’Enfoiré et Jul dans  Moulaga ? « C’est clair que l’on n’est pas près de voir un artiste réaliser un album de reprises des morceaux de NTM, comme a pu le faire M. Pokora avec Claude François », conclut A2H.

"Malgré tout, ça ne m’étonnerait pas que des refrains aussi emblématiques que ceux de Art de rue de la FF, par exemple, trouvent un nouvel écho ces prochaines années."


Texte par Maxime Delcourt
Cover par Johnn Riggs

“Aucune chance qu’un jeune rappeur débarque demain avec, comme premier single, une reprise de Booba ou d’IAM.” - A2H

Récurrent, voire même plébiscité dans la pop ou le rock, l’exercice de la reprise peine à se faire une place au sein du rap. Parce que les textes des rappeurs sont avant tout portés sur la mise en scène de soi et les confessions intimes ? Peut-être. Ou parce que personne n’a encore osé faire une clé de bras à cette règle tacite, à ce sujet devenu tabou ? 

Le 22 avril 2005, le Zénith de Paris affiche complet. Logique : ce soir-là, Kool Shen est censé donner l'un de ses derniers concerts. C'est du moins ce qu'il laisse supposer, que ce soit en interview ou via le titre de son album solo, Dernier Round, paru quelques mois plus tôt. Pour cela, la partie sombre du Nique Ta Mère décide de marquer le coup, et invite Sinik et Kery James à venir interpréter respectivement les deuxièmes et troisièmes couplets de That's My People. Évidemment, c’est l’euphorie. Parce que les trois rappeurs figurent parmi les plus grandes stars que le rap des années 2000 a en réserve. Parce que That’s My People est un classique. Et parce que ce genre d’exercice est alors très rare, voire presque tabou. « C’est vrai que la reprise est plutôt mal vu dans le rap », confirme A2H, malgré tout conscient du paradoxe qui pointe là le bout de son nez.

« C’est sûr que ça peut paraître étonnant, dans le sens où le rap, via le sampling et les scratchs, est entièrement basé sur l’idée de l’emprunt. C’est pourtant là la réalité : le rap est tellement dans l’incarnation, dans la mise en avant d’un propos personnel et intime qu’il est impossible de s’approprier les mots d’un autre. »

Kool Shen, Sinik & Kerry James That's My People Live

En 2022, l’auteur de Rédemption s’est toutefois prêté à l’exercice. C’était dans le cadre de l’émission Fanzine, sur YouTube, lors de laquelle on peut le voir reprendre Karma Police de Radiohead, Je t’aime de ouf de Wejdene et… That’s My People de NTM. « Pour moi, c’est un monument de la pop culture, l’équivalent d’un morceau de Francis Cabrel, typiquement le genre de titres emblématiques que les artistes rappent avec plaisir », explique A2H. De là à prolonger l’expérience et à faire figurer cette reprise sur un de ses albums ? Aucune chance :

"La particularité de cette reprise, c’est qu’elle se fait dans un contexte, dans le cadre d’une émission qui a pour but d’encourager les artistes à reprendre des morceaux ayant marqué leur parcours artistique.” 

UN EXERCICE STYLE

Avant et après A2H, d’autres rappeurs invités dans Fanzine se sont également prêtés à l’exercice : Zed Yun Pavarotti a repris Booba, Youv Dee a revisité un morceau de Damso, MC Solaar a osé s’aventurer sur les terres de Gazo, tandis que Medine et Sopico se sont appropriés des chansons de Jul et Uzi. En 2020, Oxmo Puccino créait même la surprise en reprenant RR 9.1 de Koba LaD le temps d’une vidéo cumulant près de 700 000 vues. Est-ce là le signe que les mentalités évoluent, qu’une nouvelle génération d’auditeurs se montrent prêts à entendre leurs artistes préférés faire des infidélités aux règles établies ? Pas vraiment. Un espace de liberté supplémentaire au sein d’un genre musical longtemps hostile à l’exercice de la cover ? Pas vraiment non plus. "J’ai l’impression que ça reste encore un exercice de style", croit savoir A2H. « Aucune chance qu’un jeune rappeur débarque demain avec, comme premier single, une reprise de Booba ou d’IAM. Tout le monde lui tomberait dessus ! ». À écouter Paname Boss, pas sûr que La Fouine partage le même sentiment :

“Tes disques ne se vendent pas : fait des reprises de mes tubes”.

Fanzine : A2H reprend NTM, Radiohead, Wejdene et son titre "Blues" avec Waxx & C.Cole

Historiquement, quelques projets permettent toutefois de nuancer l’avis général : quand K.Ommando Toxic entreprend en 2005 de s’approprier différents classiques du rap français sur Retour vers le futur, la compilation Affaire de famille convie des grands noms du rap hexagonal (Nekfeu, Youssoupha, Orelsan) à revisiter le catalogue du Secteur Ä ; tandis que Dinos rend hommage à Nubi en s’accaparant deux phrases de Mack Le Bizz, ainsi que le gimmick du refrain, sur Mack Le Bizz Freestyle, l’émission d’Arte French Game offre la possibilité à des rappeurs français de reprendre des standards de leur choix. Ainsi, on entend Jazzy Bazz donner sa version de Peur noire d’Oxmo Puccino, Loveni offrir un coup de lifting à Dans le club de TTC ou Nelick proposer une nouvelle version de Bloqués des Casseurs Flowters. Pensons également à Hatik qui s’accapare volontiers le refrain de Angela du Saïan Supa Crew sur un single du même nom. « Là, il faut préciser qu’il reprend la partie chantée d’un morceau qui est quand même plus redevable au zouk qu’au rap » rétorque A2H.

"Ce qu’il se réapproprie, c’est la mélodie du refrain de Sir Samuel, pas le couplet rap de Vicelow."

LES TEMPS CHANGENT

Se réapproprier le morceau d’un autre rappeur ne serait donc possible que dans le cadre d’une émission spécialisée, ou via des scratchs, breaks et samples qui tiennent finalement plus de l’hommage que de la reprise ? Saint DX refuse d’y croire. Pour lui, qui officie dans la pop tout en ayant un pied dans le rap depuis sa participation à l’enregistrement de QALF de Damso, ce serait là "se priver d’un exercice d’interprétation incroyable”. Il poursuit : “Personnellement, je trouve ça hyper inspirant de chanter les mots de quelqu’un d’autre. Je dirais même que c’est très libérateur sur le plan créatif. Cela dit, je dois admettre qu’il me paraît plus facile de reprendre des morceaux pop, où les mélodies sont davantage mises en avant, où le propos est peut-être plus universel, moins intime. Sans parler du flow des rappeurs, pas toujours facile à appréhender…”

Pour Saint DX, il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la majorité des reprises des classiques du rap soient faites par des artistes pop, comme le cas de Ma Benz, morceau de NTM repris par Brigitte, entre autres. Ce serait là le signe d’un genre musical qui privilégie une certaine forme d’incarnation, un lien personnel avec le texte, sans pour autant s’interdire les hommages. À l’image de La lettre pt.2 de Caballero & JeanJass, qui s’inscrit dans l’héritage du morceau culte de Lunatic, en respecte les codes tout en l’amenant vers un autre univers, entre nostalgie et humour.  

Très bien, mais cela ne peut-il pas changer ? 34 ans après la naissance commerciale du rap français avec la compilation Rapattitude, le genre ne contient-il pas aujourd’hui assez de classiques pour se permettre de les faire revivre, autrement, via d’autres propositions, plutôt que d’aller puiser ses recettes dans une variété qui n’a jamais cherché à rendre la pareille, comme l’illustre bien la reprise de Ces soirées-là de Yannick par Heuss L’Enfoiré et Jul dans  Moulaga ? « C’est clair que l’on n’est pas près de voir un artiste réaliser un album de reprises des morceaux de NTM, comme a pu le faire M. Pokora avec Claude François », conclut A2H.

"Malgré tout, ça ne m’étonnerait pas que des refrains aussi emblématiques que ceux de Art de rue de la FF, par exemple, trouvent un nouvel écho ces prochaines années."


Texte par Maxime Delcourt
Cover par Johnn Riggs

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