
Ludique et puissant, le logiciel belge a révolutionné la production rap.
Le compositeur Binks Beatz, dont les productions font la joie des rappeurs 1PLIKÉ140, 13 Block ou Alpha Wann, se souvient encore du jour où tout a basculé pour lui. C'était il y a dix ans, dans sa ville d'origine, Saint-Leu-la-Forêt, lorsqu'il découvre Fruity Loops, un logiciel de MAO simple et gratuit venu de Belgique. À l'époque, le jeune homme de 18 ans est déjà un geek, passionné de multimédia et de jeux vidéos, mais c'est en regardant trois amis produire de la musique sur un simple logiciel qu'il a la révélation. Le soir même, il télécharge FL Studio, ponce les tutos YouTube et confesse aujourd'hui n’avoir jamais cherché à travailler sur d’autres logiciels :
“Tout simplement parce que mes producteurs américains préférés, Metro Boomin, Lex Luger et Southside utilisaient alors FL Studio. Je voulais créer sur le même logiciel qu'eux.”
L'histoire se répète au même moment aux quatre coins du monde chez des centaines de jeunes producteurs et le logiciel devient un must-have de tout studio de rap.
La révolution est double : en prenant le relais des traditionnelles MPC et des SP-12, deux machines qui ont construit le rap des années 1990, Fruity Loops démocratise d'une part l'accès à la production et popularise dans le même temps des sonorités qui vont entrer dans la définition sonore de la Trap.

Illustration par Dylan Da Silva, @dylan__dasilva
Binks Beatz met en effet le doigt sur ce qu’est devenu FL Studio en quelques années : LE logiciel préféré des rappeurs à fort accent trap, fascinés ses caractéristiques intrinsèques, sa reverb par défaut et la texture des drums, “plus percutantes que sur Ableton (un autre célèbre logiciel de production musicale)”. Son interface ludique et son piano roll instinctif offrent par ailleurs, selon Binks Beatz :
“La sensation de jouer à un jeu vidéo en déposant simplement des éléments dans des cases”
En dépit de ce caractère ludique qui vaut au logiciel un petit mépris de la part des professionnels, FL Studio prépare une révolution : “La philosophie de FL t’amène automatiquement vers la trap si tu utilises les plug-ins proposés par le logiciel”, poursuit Mani Deiz, qui compose pour Okis ou Limsa d'Aulnay, avant d'évoquer le morceau qui a tout changé :
“Il y a un avant et un après ‘Crank That’, de Soulja Boy. En 2007, FL n'était pas vraiment respecté, il fallait bosser avec Cubase ou Pro Tools à cette époque mais le logiciel est devenu avec cette chanson l'incarnation d'un son moderne.”
Auréolé de plusieurs disques de diamant via sa collaboration avec Damso, Benjay confirme : “Lorsque j'ai débuté sur FL, en 2012, j'avais le remix de la prod de ‘Crank That’ sur la démo du logiciel. Un mois après, sur l'ordi de ma mère, j'ai téléchargé la version officielle de FL et j'ai essayé de refaire la prod à l'identique.”
Soulja Boy Tell'em - Crank That (Soulja Boy) (Official Music Video)
Sans FL, la trap n'existerait pas
Lorsqu'il crée FruityLoops (son nom d'origine), Didier Dambrin n'a probablement pas conscience de mettre au point un logiciel sur le point de contribuer à la révolution du son rap. On est alors en 1997, l’heure est au boom-bap et la MPC est l’instrument en vogue. L'ingénieur belge, lui, est simplement de ravi de pouvoir contribuer à l'accessibilité des moyens de production :
“Personne ne devrait payer pour un logiciel s'il ne peut même pas acheter de la nourriture, et je suppose que ceux qui l'utilisent suffisamment sérieusement finiront par l'acheter”
confiait-il en 2015, manière de dire qu'il n’éprouve aucune rancune envers tous ces jeunes producteurs qui téléchargent illégalement son logiciel - 30 000 fois par jours, à une certaine époque, d'après la firme.
S’il est difficile de vérifier les chiffres, il est tout de même permis de poser une certitude : depuis la moitié des années 2000, la production via FL Studio s'est popularisée, plébiscitée par de grands noms, de Hit-Boy à Skepta (“tant qu'il y aura des gamins de 12 ans qui allumeront le PC de leur mère avec une version craquée de FruityLoops, il y aura du grime”, affirmait ce dernier en 2014), en passant par 9th Wonder, “l'un des premiers à utiliser FL”, d’après Kyo Itachi. Auteur d'un album commun avec Dany Dan, Pièces montées, et d’un EP avec Selug en 2024, le beatmaker dit toutefois ne pas utiliser FL, par habitude et par amour des machines. Ce qui ne l'empêche pas de poser cette certitude : “Sans FL, la trap n'existerait pas”. Même constat du côté de Benjay :
“Le son trap, c’est FL ! Aucun autre logiciel ne fait taper les prods avec cet effet si caractéristique, qui fait saturer les kicks de manière à ce que ça ressemble plus à un son écrasé qu’à une distorsion.”
De son côté, Mani Deiz loue la maniabilité de FL « En un coup de souris, tu places tes snares, tes charley et tu composes, c’est très instinctif » et sa dimension mélodique, sans oublier de pointer la réflexion sur un élément en particulier. Pour le beatmaker, jamais avare en anecdotes :
“Chardons bleus de Lucio Bukowski, c’est full composition sur FL. Pareil pour ‘J’arrive’ d’Okis, pour lequel j’ai tenté de prolonger une idée développée sur ‘4 décembre’ de Limsa”.
Il faut en effet rappeler à quel point la popularisation de ce logiciel coïncide avec un double avènement : celui des instruments virtuels et d’internet, permettant à quiconque de s’essayer gratuitement à la production tout en partageant le résultat en ligne.

Illustration par Dylan Da Silva, @dylan__dasilva
Sans tricher
Il ne faut d'ailleurs que trois ans à Benjay pour que les productions publiées sur sa chaîne YouTube ou son compte Twitter n'attirent l'attention. En 2015, il place ainsi différentes productions sur l'album d’Alonzo : Zouker et Finis-les, avant de voir son CV se construire de plus en plus solidement, grâce à ses travaux avec Rim’k, PLK, Laylow, tout comme sa patte qu’il aime décrire comme « crade et mélodieuse ». Festival de rêves de Damso en atteste, de même que MEVTR ou 911, “dont les mélodies et les drums n’auraient pas pu sonner de cette façon sans FL”.
Visiblement d’accord, Binks Beatz se dit persuadé de pouvoir faire avec la souris des mélodies que le meilleur des pianistes ne pourrait pas rejouer. Pour le prouver, il cite Mephisto de Gapman,
“Une des meilleures productions de ma carrière, dans le sens où les instruments, très nombreux, ont une place bien définie et arrivent au bon moment. C’est une production technique qui n’en dit pas trop et qui symbolise finalement assez bien le son FL: des effets de distorsion, une production lourde et une sorte de puzzle sonore similaire à ce que les anciens faisaient avec le sampling.”
Sur sa lancée, Binks Beatz conclut : “En gros, on ne triche pas, on perpétue une tradition !”
Publié dans Radikal Magazine 001 - [disponible ici]